Mécanique et métaphysique : Descartes et la découverte du principe de l'inertie*

Patrice BAILHACHE

Département de Philosophie, Rue de la Censive du Tertre
BP 81227, F-44312 Nantes Cedex 3, France

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* Conférence prononcée à la Journée "Descartes savant", à Descartes, France, 7 octobre 1995. 


Abstract

The principle of inertia, usually thought to have been discovered by Descartes, derives, according to him, from the immutability of God. He conserves motion just as it is in the present instant, that is, along a straight line with its speed at that moment. The principle, however, is obviously bound with the classical conception of space and time. It is one of the most essential ingredients of the rational mechanics and contributes to make it a coherent theory in agreement with other principles. Consequently, when, as is the case of Descartes, one denies the possibility of vacuum, one affirms the relativity of motions, one is unaware of the fundamental law of dynamics, one is almost totally wrong on laws of collision, and one claims to constrain the reality of falling bodies discovered by Galileo to obey to mathematical fictions, in what sense and to what extent can one be considered as the inventor of the principle of inertia?


Résumé

Le principe de l'inertie, souvent attribué à Descartes, se trouve fondé chez l'auteur des Méditations métaphysiques sur le pouvoir conservateur de Dieu : Celui-ci conserve le mouvement, en ligne droite tel qu'il est dans l'instant où on le considère, comme Il me maintient moi-même en existence.

Mais le principe de l'inertie est évidemment lié à la conception "classique" de l'espace et du temps; il est l'un des piliers de la mécanique "rationnelle", qu'il contribue à constituer en une théorie cohérente, en accord avec d'autres principes. Dès lors, quand à l'instar de Descartes on nie l'existence du vide, qu'on professe la relativité des mouvements, qu'on ignore la loi fondamentale de la dynamique, qu'on se trompe presque entièrement sur les lois du choc, qu'on prétend plier la réalité de la loi de la chute des corps découverte par Galilée à la contrainte de ses fictions mathématiques, dans quelle mesure, dans quel sens peut-on encore être tenu pour l'inventeur du principe de l'inertie?


Introduction

Descartes est réputé avoir découvert le principe de l'inertie, une des règles fondamentales de la mécanique classique, qui énonce - rappelons-le en commençant pour fixer les idées - qu'un corps ponctuel est animé d'un mouvement rectiligne uniforme, à moins que quelque force n'agisse sur lui et ne le contraigne à changer d'état (1). Certes Descartes est le premier à avoir énoncé le principe, en tant que tel et non pas d'une manière sous-entendue comme Galilée. Il semble donc qu'on ne puisse lui refuser cette priorité. Cependant, un principe scientifique doit être un élément en parfaite cohérence avec la science qu'il fonde. C'est à cela qu'il sert. Or chez Descartes cette science, la mécanique, comporte beaucoup d'incohérences et d'erreurs : le refus du vide, la présence du principe de relativité, inconciliable, comme on va le voir, avec le reste de ses présupposés mécaniques, les lois du choc, toutes fausses sauf la première, l'incompréhension de la chute des corps, tout l'incroyable mécanisme des tourbillons... Il n'est pas douteux que la découverte de Descartes se trouve sérieusement "affaiblie" par tous ces défauts. La question que je me pose est celle de savoir s'il est encore légitime de considérer le philosophe comme le véritable inventeur du principe de l'inertie.

Pour tenter de répondre, je commencerai par rappeler quelques éléments indispensables. "Descartes mécanicien", "Descartes savant", ces expressions pourraient laisser entendre qu'on peut distinguer et séparer l'auteur de la Géométrie de l'auteur des Méditations métaphysiques, le scientifique du philosophe. Il n'en est rien, c'est une chose bien connue, et, en particulier, en ce qui concerne la question qui nous occupe, le rôle de Dieu est primordial. Dieu a tout créé, les substances spirituelles comme les objets matériels. Il continue aussi de les créer, cela est très important et tout à fait propre à la conception cartésienne. L'homme de la rue croit, sans plus y penser, qu'à partir du moment qu'il est présent sur cette terre, il y reste "de lui-même" jusqu'à sa mort. Mais Descartes explique bien, dans les Méditations, comment moi, substance pensante, je n'ai aucun pouvoir de me conserver, car

"si une telle puissance résidait en moi, certes je devrais à tout le moins le penser et en avoir connaissance; mais je n'en ressens aucune dans moi, et par là je connais évidemment que je dépends de quelque être différent de moi." (2)
 

Si c'était moi qui me maintenais dans l'existence, j'en aurais conscience et j'aurais sûrement beaucoup moins de risques de mourir. Mais d'une seconde à l'autre, c'est Dieu qui me conserve, comme il le fait pour toutes choses. C'est la création continuée.

Quel rôle joue Dieu en physique? Sans entrer dans les détails, nous pouvons remarquer que chez Descartes comme chez Aristote, la physique est la science de la nature, c'est-à-dire de

"... la matière même, en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées, comprises toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu'il l'a créée."
Et Descartes poursuit :
"Car de cela seul, qu'il continue ainsi de la conserver, il suit, de nécessité, qu'il doit y avoir plusieurs changements en ses parties, lesquels ne pouvant, ce me semble, être proprement attribués à l'action de Dieu, parce qu'elle ne change point, je les attribue à la Nature; et les règles suivant lesquelles se font ces changements, je les nomme les Lois de la Nature." (Le Monde, AT, XI, 37).
Dans les Principes de philosophie, Descartes précise encore :
"De cela aussi que Dieu n'est point sujet à changer, et qu'il agit toujours de même sorte, nous pouvons parvenir à la connaissance de certaines règles, que je nomme les lois de la nature, et qui sont les causes secondes des divers mouvements que nous remarquons en tous les corps." (Principes, II, parag. 37, AT, IX-2, 84).
Les changements ne sont pas de Dieu, mais les règles des changements sont bien de lui : ainsi en va-t-il des deux règles qui constituent le principe de l'inertie, c'est ce que nous allons bientôt voir (Le Monde, AT, XI, 43).

Cependant une difficulté surgit. Nous avons le sentiment que les lois de la nature ne sont pas arbitraires, qu'elles n'auraient pas pu être différentes de ce qu'elles sont, en sorte qu'il ne semble pas que Dieu aurait pu les faire autres que ce qu'elles sont. Dieu n'est donc pas libre? La solution se trouve dans le caractère en grande partie incompréhensible de Dieu. De Lui, nous savons diverses choses, qu'Il est parfait, qu'Il est une substance spirituelle, etc., mais nous ne savons pas tout :

"Je ne laisserai pas de toucher en ma Physique plusieurs questions métaphysiques et particulièrement celle-ci : Que les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. C'est en effet parler de Dieu comme d'un Jupiter ou Saturne, et l'assujettir au Styx et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d'assurer et de publier partout, que c'est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu'un Roi établit des lois en son Royaume... On vous dira que si Dieu avait établi ces vérités, il les pourrait changer comme un Roi fait ses lois; à quoi il faut répondre que oui, si sa volonté peut changer. - Mais je les comprends comme éternelles et immuables. - Et moi je juge le même de Dieu. - Mais sa volonté est libre. - Oui, mais sa puissance est incompréhensible;..." (Lettre à Mersenne du 15 avril 1630, citée par Dugas, M XVII, 128).
Ainsi, comme dans toute science, le dernier fondement reste incompréhensible. Il est permis de penser au cas de l'attraction universelle chez Newton : elle donne l'explication des lois de Kepler et de bien d'autres phénomènes mécaniques; elle-même toutefois n'est pas explicable et l'on ne doit pas "formuler d'hypothèse". Le ton même de la fin de ce passage, inhabituel, presque pascalien, suggère également une autre comparaison. "Sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, dit Pascal en ayant en tête l'énigme du péché originel qui se transmet à travers les générations, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes." (Pascal, Pensée 434). Toute explication doit buter sur un terme; ce terme lui-même n'a pas d'autre justification que son rôle explicatif.

 

Mais si Dieu intervient de nombreuses fois, aux fondements mêmes, dans la physique de Descartes comme dans sa métaphysique, il ne faudrait pas en conclure que sa mécanique est construite d'une manière abstraite, comme celles d'Aristote ou des nominalistes du XIVe siècle. Descartes prétend donner l'explication du monde réel et l'on sait qu'il a fait de nombreuses expériences afin de "consulter" la nature, lorsqu'il le croyait nécessaire. Réalisme et expérience, ces deux questions sont tout de même délicates. Je voudrais, avant d'entrer dans le vif du sujet (le principe de l'inertie), donner encore quelques précisions là-dessus.

"Et mon dessein, dit Descartes dès son premier ouvrage de physique, n'est pas d'expliquer, comme eux, les choses qui sont en effet dans le vrai monde; mais seulement d'en feindre un à plaisir, dans lequel il n'y ait rien que les plus grossiers esprits ne soient capables de concevoir, et qui puisse toutefois être créé tout de même que je l'aurai feint." (Le Monde, AT, XI, 36).
Une remarque semblable se trouve au début de la quatrième partie des Principes :
"... bien que le monde n'ait pas été fait au commencement en cette façon, et qu'il ait été immédiatement créé de Dieu, toutes les choses qu'il contient (3) ne laissent pas d'être maintenant de même nature, que si elles avaient été ainsi produites." (Principes, III, parag. 1, AT, IX-2, 201).
et, dans le même ouvrage, Descartes va même jusqu'à prétendre que "il est aussi utile pour la vie, de connaître des causes ainsi imaginées, que si on avait la connaissance des vraies" (4), ce qui est plutôt surprenant de la part de quelqu'un qui a consacré sa vie à la recherche de la vérité. Mais, comme le remarque Dugas, "ce qui dans le Monde était une fable née au sein des espaces imaginaires est devenu, dans les Principia Philosophiae, un modèle de l'univers vrai" (5). Et du reste, outre que l'aspect fictif semble souvent être une pure forme de style, on constate qu'il est bien moins fréquent dans les Principes que l'affirmation revêtue du ton de la conviction.

Quant à l'expérience, s'il est vrai que Descartes se montre parfois peu respectueux envers elle, on sait aussi qu'il ne la négligea pas (6) et, alors que son Monde se prétend une fiction, il n'hésite pas à y recourir pour étayer un argument (7).
 
 

Les règles du mouvement dans le Monde et dans les Principes

Les deux textes contiennent les mêmes règles, qui sont au nombre de trois, mais que Descartes présente dans un ordre différent dans chacun d'eux. Je commence par extraire ces règles telles qu'elles sont énoncées dans le Monde :
"La première [règle] est : que chaque partie de la matière, en particulier, continue toujours d'être en un même état, pendant que la rencontre des autres ne la contraint point de le changer." (AT, XI, 38)

"Je suppose pour seconde règle : que, quand un corps en pousse un autre, il ne saurait lui donner aucun mouvement, qu'il n'en perde en même temps autant du sien; ny lui en ôter, que le sien ne s'augmente d'autant." (Ibid., 41)

"J'ajouterai pour la troisième : que, lorsqu'un corps se meut, encore que son mouvement se fasse le plus souvent en ligne courbe, et qu'il ne s'en puisse jamais faire aucun, qui ne soit en quelque façon circulaire, [...], toutefois chacune de ses parties en particulier tend toujours à continuer le sien en ligne droite. (Ibid., 44)

 

Dans les Principes la formulation prend la tournure suivante :

"La première [règle] est que chaque chose en particulier continue d'être en même état autant qu'il se peut, et que jamais elle ne le change que par la rencontre des autres. (8)" (II, parag. 37, AT, IX-2, 84)

"La seconde loi que je remarque en la nature, est que chaque partie de la matière, en son particulier, ne tend jamais à continuer de se mouvoir suivant des lignes courbes, mais suivant des lignes droites, bien que plusieurs de ses parties soient souvent contraintes de se détourner, parce qu'elles en rencontrent d'autres en leur chemin, et que, lorsqu'un corps se meut, il se fait toujours un cercle ou anneau de toute la matière qui est mue ensemble." (Ibid., parag. 39, 85-86)

"La troisième loi que je remarque en la nature, est que, si un corps qui se meut et qui en rencontre un autre, a moins de force, pour continuer à se mouvoir en ligne droite, que cet autre pour lui résister, il perd sa détermination sans rien perdre de son mouvement; et que, s'il a plus de force, il meut avec soi cet autre corps, et perd autant de son mouvement qu'il lui en donne. ..." (Ibid., parag. 40, 86-87)

On remarque tout de suite que, du Monde aux Principes, Descartes a interverti la place de la deuxième et de la troisième règle. Koyré note à juste titre que le nouvel ordre est plus logique : "Les lois de la Nature sont désormais rangées selon le degré de spécification croissante." (9)

Pour la première règle, Descartes l'oppose, dans les Principes, à l'opinion vulgaire fondée sur l'amortissement des mouvements à notre portée :

"Ce n'est qu'un faux préjugé, qui répugne manifestement aux lois de la nature; car le repos est contraire au mouvement, et rien ne se porte par l'instinct de sa nature à son contraire et à la destruction de soi-même."
Koyré laisse passer cette justification sans aucun commentaire (10) (lui qui pourtant n'en est pas avare!), tandis que Dugas ajoute, à juste titre qu'"il est inutile de souligner le caractère métaphysique de cette preuve." (11)

On note également que la seconde règle du Monde gagne en précision dans les Principes, mais en précision fausse hélas. Pour entendre le passage, en effet, il faut savoir que la détermination d'un mouvement représente, dans le vocabulaire cartésien, sa direction :

"On connaîtra encore mieux la vérité de la première partie de cette règle, si on prend garde à la différence qui est entre le mouvement d'une chose, et sa détermination vers un côté plutôt que vers un autre; laquelle différence est cause que cette détermination peut être changée, sans qu'il y ait rien de changé au mouvement." (Ibid., parag. 41, 87)
Selon Descartes, un corps qui "a moins de force" qu'un autre changerait sa direction sans rien perdre de son mouvement, c'est-à-dire de sa vitesse : on rencontre ici un cas de choc interprété de manière erronée (12); dans la suite Descartes en décrit bien d'autres, tout aussi faux. Le flou de la formulation du Monde (deuxième règle) était préférable (13).

Mais le plus important n'est pas là. Les trois règles sont des principes de conservation. Nous l'avons vu, Dieu conserve dans le changement ce qui doit l'être. Laissons de côté la question de la conservation de la quantité de mouvement (troisième règle des Principes), puisqu'elle n'appartient pas exactement à notre propos. Il reste celle de la conservation du mouvement en général (première règle) et du caractère rectiligne du mouvement (deuxième règle des Principes). Beaucoup de commentaires ont été faits sur ces questions. Je crois qu'il est difficile d'ajouter quelque chose de nouveau; en particulier, il faut, bien sûr, donner raison à Koyré, lorsqu'il souligne que l'idée de la conservation du mouvement, et donc, conséquence immédiate, celle d'un corps qui se meut "tout seul", ne pouvaient venir à l'esprit que si la conception aristotélicienne du mouvement comme changement était définitivement remplacée par celle du mouvement comme état. Or c'est bien ce que fait Descartes, dès la rédaction de son Monde (14).

Toutefois, le plus original et le plus courageux ne figurent toujours pas là. En effet, la "meilleure" part des principes mécaniques cartésiens se situe certainement dans l'affirmation du caractère rectiligne de la conservation du mouvement. Voyons quels arguments Descartes avance en faveur de cette loi.

"[...] Dieu, affirme-t-il dans le Monde, conserve chaque chose par une action continue, et par conséquent, [...] il ne la conserve point telle qu'elle peut avoir été quelque temps auparavant, mais précisément telle qu'elle est au même instant qu'il la conserve. Or est-il que, de tous les mouvements, il n'y a que le droit, qui soit entièrement simple, et dont toute la nature soit comprise en un instant. Car, pour le concevoir, il suffit de penser qu'un corps est en action pour se mouvoir vers un certain côté, ce qui se trouve en chacun des instants qui peuvent être déterminés pendant le temps qu'il se meut. Au lieu que, pour concevoir le mouvement circulaire, ou quelque autre que ce puisse être, il faut au moins considérer deux de ses instants, ou plutôt deux de ses parties, et le rapport qui est entre elles." (15)
Ce passage est suivi de l'exemple d'une fronde, dans lequel la pierre qui tourne est, à tout moment "en action pour se mouvoir" selon la tangente au cercle qu'elle décrit. Les raisons fournies dans les Principes sont à très peu de chose près les mêmes, mais Descartes ne dit plus qu'il n'y a que le mouvement rectiligne qui est entièrement simple. En revanche, dans ce second texte, il souligne que la tendance naturelle de la pierre à sortir du cercle est à l'origine de la tension dans la corde, ce qui témoigne d'une bonne compréhension du phénomène (16).

L'idée de la simplicité du mouvement rectiligne est tout à fait remarquable et la justification qu'en donne Descartes mérite un examen particulier. Le mouvement rectiligne d'un corps vers un certain côté est entièrement contenu en chacun des instants de son mouvement; au contraire, pour un mouvement courbe, "il faut au moins considérer deux de ses instants, ou plutôt deux de ses parties, et le rapport qui est entre elles." C'est le mathématicien qui parle ici. De peur qu'on aille confondre les deux instants avec les deux points de la trajectoire - qui détermineraient seulement une droite, ce qu'on ne veut précisément pas -, Descartes insiste : "ou plutôt deux de ses parties, et le rapport qui est entre elles." Certes l'énoncé n'est pas encore de la plus grande précision mathématique possible, mais tout de même on peut comprendre que deux parties (infiniment petites et voisines) du mouvement déterminent par extrapolation un voisinage non rectiligne du mouvement. Tout cela est admissible, mais à la condition qu'on raisonne, justement, dans des coordonnées cartésiennes. Car si l'on choisissait, par exemple, des coordonnées polaires, ce serait le cercle et non la droite qui apparaîtrait comme le mouvement le plus simple (17).

Ce passage clé me semble avoir été insuffisamment commenté. Toutefois, Koyré, qui croit (à tort, je pense) que l'analyse cartésienne du mouvement revient à éliminer le temps, dit ceci :

"Remplacer le mouvement par la trajectoire, c'est très grave. Et même fort dangereux. Cela conduit quelquefois à l'erreur. D'autres fois, cependant, cela conduit à la vérité. En effet, il est très difficile de savoir, par exemple, du mouvement circulaire et du mouvement rectiligne, quel est le plus simple, - mais il est très facile de voir que la droite est plus simple que le cercle; [...] (18)"
En définitive, Descartes achève son argumentation sur la conservation du mouvement droit par cette belle image :
"Donc suivant cette règle, il faut dire que Dieu seul est l'auteur de tous les mouvements qui sont au monde, en tant qu'ils sont, et en tant qu'ils sont droits; mais que ce sont les diverses dispositions de la matière, qui les rendent irréguliers et courbes. Ainsi que les Théologiens nous apprennent, que Dieu est aussi l'auteur de toutes nos actions, en tant qu'elles sont, et en tant qu'elles ont quelques bontés; mais que ce sont les diverses dispositions de nos volontés, qui peuvent les rendre vicieuses." (19)
Pour donner une première conclusion, je crois qu'il n'était pas si facile que cela de voir que la droite est plus simple que le cercle; mais le développement des mathématiques a donné raison à Descartes sur ce point, qui du reste n'a pas peu contribué, par l'élaboration de la géométrie analytique, à établir fermement les choses en ce domaine. Parmi ses contemporains, Galilée peut être tenu pour avoir aperçu le caractère naturel du mouvement rectiligne, bien qu'il n'en ait pas fait un principe. Mais cela n'était pas évident et la rotation éternelle des planètes semblait montrer l'inverse. Quelqu'un comme Beeckman, à qui Descartes doit beaucoup - je reviendrai là-dessus tout à l'heure -, est justement "tombé dans le piège" : tout en affirmant la conservation du mouvement, il n'a pas su voir le caractère essentiel du mouvement rectiligne et a admis la conservation du mouvement circulaire autant que celle du mouvement rectiligne (20).
 
 

Un faux principe de la mécanique cartésienne : la relativité

A ce point de mon exposé, je crois que nous sommes en droit d'affirmer que Descartes a énoncé le principe de l'inertie et qu'il a peut-être été le premier à le faire. Mais a-t-il été conséquent avec sa découverte? C'est une autre question, dont la réponse est susceptible d'en renforcer ou d'en affaiblir la valeur.

Nous avons vu que dans le Monde Descartes se contentait d'une définition quasi intuitive du mouvement. Dans les Principes, en revanche, il adopte une stratégie opposée :

"Mais si, au lieu de nous arrêter à ce qui n'a point d'autre fondement que l'usage ordinaire, nous désirons savoir ce que c'est que le mouvement selon la vérité, nous dirons [...] qu'il est le transport d'une partie de la matière, ou d'un corps, du voisinage de ceux qui le touchent immédiatement, et que nous considérons comme au repos, dans le voisinage de quelques autres." (II, parag. 25, AT, IX-2, 76)
Le caractère relativiste de cette définition saute aux yeux. Dugas remarque à juste titre que, contrairement au Monde qui adoptait la cosmologie copernicienne, les Principes entendent "sauver l'immobilité de la Terre au sein de son Tourbillon." Il poursuit en se posant la question : "Échappatoire ou réfutation délibérée?" et il opte pour la première hypothèse :
"Descartes était parfaitement capable de retournements. Sans rien perdre de son autorité, il pouvait s'arroger le droit de renoncer à une idée qui, sans conteste, lui avait paru initialement claire et distincte; mais il était aussi, et par force en ce siècle, homme de précaution." (21)
Quoi qu'il en soit, Descartes a-t-il songé à la question de la compatibilité de la relativité avec le principe de l'inertie? Quand il affirme qu'un corps sur lequel n'agit aucun autre persévère dans un mouvement rectiligne uniforme, ou reste au repos, cela il l'entend d'une manière absolue. Car enfin, il faut bien le rapporter à un repère déterminé pour parler pertinemment de tel ou tel mouvement. Comme le dit René Dugas, "à défaut d'un semblable repère, comment Descartes pouvait-il entendre la fixité des étoiles, ou la tendance d'un mobile à poursuivre son mouvement en ligne droite avec la même vitesse?" (22) Qui plus est, comment d'ailleurs distinguer le mouvement du repos? Descartes affirme en plusieurs endroits que le repos est contraire au mouvement (cf. ci-dessus après la citation des règles du mouvement dans les Principes et ci-dessous au paragraphe "Deux cas de mouvement non libre"). Mais d'autre part, selon Descartes, un mouvement n'est pas contraire à un mouvement plus rapide; il n'y a de contrariété qu'entre le mouvement et le repos, ou bien "entre la vitesse et la tardiveté du mouvement, en tant que cette tardiveté participe de la nature du repos". "Cette affirmation, commente Dugas, vient rompre la symétrie de la thèse cartésienne; elle conduit le philosophe à des erreurs. Il est évident qu'il s'égare ici en pleine dialectique, au lieu d'interroger l'expérience" (23). J'ajouterai qu'elle est surtout totalement incompatible avec l'idée de relativité, puisque, selon elle, tout mouvement peut être vu comme repos, et vice versa, ce qui entraîne que deux contraires (mouvement et repos) ne le sont pas d'un autre point de vue (deux mouvements, dont il est parfaitement possible, du reste, qu'aucun des deux soit plus "tardif" que l'autre).

Mais, objectera-t-on, il n'y a pas besoin de repère pour définir le mouvement dans la mécanique cartésienne, car le mouvement c'est simplement le passage d'un corps du voisinage de certains corps au voisinage de certains autres. Hélas seul le flou de la science cartésienne permet cette objection. Car à nouveau se repose la question du sens de la fixité des étoiles. Plus exactement, lorsque la mécanique classique sera construite avec plus de précision, tous les repères, on le sait bien, ne pourront pas être équivalents. C'est ce qu'exprime Duhem dans L'évolution de la mécanique (p. 18-19) :

"Or, les lois de la Mécanique ne peuvent s'accommoder de ce caractère absolument relatif laissé à la notion de mouvement (je souligne). Leur forme, universellement acceptée, entraîne cette conséquence : si elles sont conformes aux divers mouvements naturels quand on regarde comme fixe un des corps qui forment le monde, elles cesseront de s'accorder avec ces mouvements lorsqu'on attribuera la fixité à un autre corps. Les mouvements des astres, par exemple, s'accordent avec une certaine Mécanique Céleste lorsqu'on attribue la fixité aux étoiles; ils violent cette même Mécanique lorsqu'on suppose la Terre immobile. Chaque explication mécanique du monde suppose que les mouvements sont rapportés à un corps fixe particulier (en note : Plus exactement, que les mouvements sont rapportés à un certain corps ou à un autre corps dont le mouvement, relativement au premier, se réduit à une translation uniforme); lorsqu'on change le corps fixe pris pour repère, on est obligé de changer la forme de la Mécanique.

Ce caractère étrange des lois de la Mécanique éclate en la loi même de l'inertie : Un point matériel, extrêmement éloigné de tout corps, se meut d'un mouvement rectiligne et uniforme. Supposons que cette loi soit vérifiée lorsqu'on rapporte le mouvement du point matériel à un certain corps regardé comme fixe; changeons notre repère; attribuons maintenant la fixité à un nouveau corps qui, tout à l'heure, était animé, par rapport au premier, d'un mouvement arbitraire; notre point matériel isolé va décrire la trajectoire que nous voudrons, suivant la loi qu'il nous plaira de lui imposer."

Du reste, il y a encore sans doute plus grave. Pour l'instant je n'ai pas voulu parler de la notion de corps chez Descartes. Mais on connaît bien toutes les difficultés que soulève l'identification que l'auteur des Méditations métaphysiques fait de la matière avec l'étendue. Dès lors, il suit presque immédiatement que le mouvement n'a pas plus de réalité matérielle que la matière elle-même. Duhem l'explique fort clairement :
"La matière cartésienne n'est que "l'étendue en longueur, largeur et profondeur". Comment concevoir qu'une telle matière soit capable de mouvement [...]?

Pour qu'un corps soit dit en mouvement, il faut qu'il occupe un certain lieu à un certain instant de la durée, et un autre lieu à un autre instant; on ne peut donc concevoir ce mouvement sans concevoir et que le lieu du corps a changé, et que le corps est resté le même. Or, quel sens peuvent avoir ces mots si le corps est identique à la partie de l'étendue qu'il occupe? Peut-on, sans absurdité, dire qu'une même partie de l'étendue occupe successivement des lieux différents? Ne suffit-il pas, suivant le précepte de Pascal, de substituer mentalement au défini la définition cartésienne du mot corps pour reconnaître que, dans la philosophie de Descartes, le mouvement implique contradiction? N'est-il pas clair que, pour concevoir le mouvement, il nous faut concevoir, en l'étendue, quelque chose qui soit distinct de l'étendue et qui demeure inaltéré alors que le lieu change?

La matière cartésienne est incapable de mouvement; le mouvement cartésien, à son tour, est incapable de servir à édifier une Mécanique." (24)

Cependant, cela change la nature du débat. Ce n'est plus maintenant des principes mécaniques proprement dits qu'il est question, mais plutôt de leur réalisation. Or c'est bien cette question qui, à mes yeux, met le plus à l'épreuve la découverte cartésienne.
 
 

L'impossible mouvement dans le "plein"

 

L'impossible mouvement libre

Voyons d'abord comment Descartes envisage la réalisation du mouvement inertiel, rectiligne uniforme. Puisque matière, étendue et espace ne forment qu'une seule et même chose, il n'existe pas d'espace vide. Que peut vouloir dire, alors, qu'un corps se meut librement?
"Quand je conçois qu'un corps se meut dans un milieu qui ne l'empêche point du tout, c'est que je suppose que toutes les parties du corps liquide qui l'environne sont disposées à se mouvoir justement aussi vite que lui, et non plus, tant en lui cédant leur place qu'en rentrant en celle qu'il quitte; et ainsi il n'y a point de liqueurs qui ne soient telles, qu'elles n'empêchent point certains mouvements. Mais pour imaginer une matière qui n'empêche aucun des divers mouvements de quelque corps, il faut feindre que Dieu ou un ange agite plus ou moins ses parties, à mesure que ce corps qu'elles environnent se meut plus ou moins vite." (25)
Assez curieusement, comme dans la mécanique newtonienne la réalisation du principe de l'inertie est impossible, mais pour des raisons tout à fait différentes. Dans la théorie classique, en effet, le principe ne peut se vérifier directement, car il exigerait qu'il n'y ait au monde qu'un corps ponctuel unique, sinon l'attraction universelle dévierait le corps; dans le vide, cependant, le mouvement ne pourrait pas être observé, puisqu'il n'y aurait pas d'observateur. Au demeurant, le monde ne contient pas qu'un seul corps. La mécanique cartésienne serait à première vue plus favorable à la réalisation du principe de l'inertie; elle n'admet pas l'attraction, et donc il suffirait qu'il existât une petite "niche" de vide autour d'un point matériel, pour que celui-ci se déplaçât selon le principe. Mais justement le monde de Descartes n'admet pas le moindre espace vide.

 

Deux cas de mouvement non libre

Descartes nous dit qu'il faudrait feindre une action de Dieu ou d'un ange pour qu'un corps aille tout droit de manière uniforme. C'est impossible. Reste à voir comment, selon lui, les mouvements réels s'effectuent. J'examinerai le cas du mouvement d'un corps dans un fluide, puis celui d'un corps pesant.

Le premier se trouve décrit dans les Principes, de manière fort détaillée. Descartes exprime la crainte que les mouvements du liquide environnant empêchent celui du corps immergé.
 
 

"Pour résoudre cette difficulté, dit-il, nous nous souviendrons, en cet endroit, que le mouvement est contraire au repos, et non pas au mouvement; et que la détermination d'un mouvement vers un côté, est contraire à la détermination vers le côté opposé [...]; et aussi que tout ce qui se meut tend toujours à continuer de se mouvoir en ligne droite. En suite de quoi il est évident que, lorsque le corps B est en repos, il est plus opposé par son repos aux mouvements des petites parties du corps liquide D, prises toutes ensemble, qu'il ne leur serait opposé par son mouvement, s'il se mouvait." (26)
Étonnant sophisme, dont on serait en droit d'attendre que Descartes tirât le mouvement perpétuel! Mais, fort heureusement, son exigence ne va pas jusque-là :
"Nous avons considéré jusques à cette heure le corps B comme étant en repos; mais si nous supposons maintenant qu'il soit poussé vers C par quelque force qui lui vienne de dehors, si petite qu'elle puisse être, elle suffira, non pas véritablement à le mouvoir toute seule, mais à se joindre avec les parties du corps liquide FD, en les déterminant à le pousser aussi vers C, et à lui communiquer une partie de leur mouvement." (Ibid., 96)
Descartes voulait seulement prouver que l'absence de vide n'empêche pas le corps de bouger. Inutile d'insister sur le caractère purement qualitatif de cette preuve. Ici comme en beaucoup d'autres endroits, le texte donne le sentiment qu'avec un discours à peine modifié, on aurait pu démontrer exactement le contraire de ce qui est prouvé.

 

Pour la pesanteur, Descartes ne veut la concevoir qu'en conformité avec l'ensemble de sa mécanique et sa conception du monde. Le refus du vide le confirme dans son opinion que la pesanteur n'est ni une tendance ni une action à distance. Seule solution : elle résulte des chocs incessants des tourbillons de matière subtile qui, s'éloignant par force centrifuge du centre de la terre, entraîne par compensation une force centripète sur la matière non subtile, c'est-à-dire sur les corps pesants. Pour notre philosophe, cette explication micro-mécanique fonde en raison la pesanteur. On comprend dès lors sa sévérité envers la théorie de la chute des graves de Galilée :

"Tout ce qu'il dit de la vitesse des corps qui descendent dans le vide, etc. est bâti sans fondement; car il aurait dû auparavant déterminer ce que c'est que la pesanteur; et s'il en savait la vérité, il saurait qu'elle est nulle dans le vide". (27)
On comprend aussi pourquoi sur "ce que dit Galilée, que les corps qui descendent passent par tous les degrés de vitesse, [Descartes] ne croit pas qu'il arrive ainsi ordinairement, mais bien qu'il n'est pas impossible qu'il arrive quelquefois." (28) La raison en est simple : la pesanteur ayant pour origine les chocs des particules de matière subtile, la vitesse du grave doit s'accroître par sauts, à chaque choc - de manière quantique dirait-on aujourd'hui.

Mais à ce propos, une critique radicale, comme celle de Duhem sur l'impossibilité du mouvement de l'étendue (cf. ci-dessus), peut être adressée à Descartes. Son univers, en effet, ne laisse place à aucun vide aussi petit soit-il - je vais bientôt aborder cette question. Dans ces conditions de plénitude totale, comment imaginer qu'un choc puisse avoir lieu? Puisqu'il y a toujours contiguïté entre les corps, le mobile "choquant" ne pourra jamais "surprendre" son voisin immédiat qui "colle à lui". Tout baignera dans l'huile. Il semble que Descartes n'ait pas pensé à cela.

 

La constitution et les mouvements du plein

Pour tout connaître du mécanisme cartésien et bien juger de la cohérence du principe de l'inertie avec le reste de la physique, il faut remonter aux "éléments". De quoi le plein est-il constitué et comment ce plein "bouge"-t-il?

Descartes rejette le vide. Conséquemment, il doit aussi rejeter la notion d'atome, car le vide régnerait entre les atomes. Et cela le conduit à admettre la divisibilité indéfinie de l'étendue (puisqu'un atome, c'est précisément ce qui ne peut pas être divisé). Descartes n'est pas en peine pour trouver une justification de cette dernière propriété : "L'impossibilité de diviser un corps, si petit soit-il, serait contraire à la toute-puissance de Dieu. L'atome serait donc une hérésie." (29) Ce dernier mot est de René Dugas; en fait, hérésie ou pas, je note surtout ici un nouvel appel à la métaphysique pour expliquer un énoncé physique, ce qui me semble caractéristique de la démarche cartésienne.

Puisqu'il n'y a pas d'atomes, voyons donc sous quelle forme la matière (l'étendue) remplit l'espace. Au moment de sa création, le monde ne devait contenir qu'une matière informe. Petit à petit, cependant, les chocs ont émoussé certaines structures géométriques, qui sont ainsi devenues des boules, tandis que la poussière produite - Descartes la nomme la raclure - a rempli les recoins entre les boules.

J'emprunte à Dugas l'exposé suivant, qui me paraît un résumé fidèle :

"Pour Descartes, le monde visible est formé de trois éléments principaux, savoir : cette raclure, très divisée et animée de mouvements rapides; ensuite le reste de la matière, dont les parties sont rondes et fort petites, et enfin, en quelques parties seulement, des corps qui, en raison de leur grosseur et de leur figure, ne peuvent être mus aussi rapidement. Le premier élément est lumineux, le second transparent et le troisième opaque. Le Soleil et les étoiles fixes sont formés du premier élément, le Ciel du second, la Terre, les Planètes et les Comètes du troisième." (30)
Ces trois éléments ayant la même origine, certains peuvent se transformer de l'un à l'autre : ainsi du passage du premier au troisième élément. Les particules du premier élément, en effet, n'ont pas toutes la même vitesse (Principes, III, parag. 87) et celles qui vont le plus lentement peuvent s'attacher les unes aux autres (Ibid., parag. 88). Cette agglomération produit le troisième élément. Mais comme la taille de ces nouvelles particules est bien plus grande que celle du premier élément et que les interstices entre les boules (deuxième élément) doivent toujours être remplis, la forme des nouvelles particules doit être complémentaire. On aboutit ici à l'une des conceptions cartésiennes les plus bizarres :
"Ils doivent avoir la figure d'un triangle en leur largeur et profondeur, à cause qu'ils passent par ces petits espaces triangulaires qui se trouvent au milieu de trois des parties de second élément, quand elles se touchent. Et pour ce qui est de leur longueur, il n'est pas aisé de la déterminer, d'autant qu'il ne semble pas qu'elle dépende d'aucune autre cause que de l'abondance de la matière qui se trouve aux endroits où se forment ces petits corps; mais il suffit que nous les concevions ainsi que des petites colonnes cannelées, à trois raies ou canaux, et tournées comme la coquille d'un limaçon, tellement qu'elles peuvent passer en tournoyant par les petits intervalles qui ont la figure du triangle curviligne FIG [...]" (31)
Mais entre les boules et les particules cannelées il peut rester des interstices et, comme il n'y a pas de vide, "il y a [des particules] d'une infinité de diverses grandeurs." (32) Un passage antérieur l'annonçait déjà :
"Mais d'autant qu'il ne saurait y avoir d'espace vide en aucun endroit de l'univers, et que les parties de la matière, étant rondes, ne sauraient se joindre si étroitement ensemble, qu'elles ne laissent plusieurs petits intervalles ou recoins entre elles : il faut que ces recoins soient remplis de quelques autres parties de cette matière, qui doivent être extrêmement menues, afin de c> 

Transfert interrompu!

s, pour s'accommoder à celles des lieux où elles entrent. C'est pourquoi nous devons penser que ce qui sort des angles des parties de la matière, à mesure qu'elles s'arrondissent en se frottant les unes contre les autres, est si menu et acquiert une vitesse si grande, que l'impétuosité de son mouvement le peut diviser en des parties innombrables, qui, n'ayant aucune grosseur ni figure déterminée, remplissent aisément tous les petits angles ou recoins par où les autres parties de la matière ne peuvent passer." (33)
Comment tout cela peut-il réellement fonctionner? Si les particules n'ont aucune grosseur ni figure déterminée, c'est qu'elles sont liquides, ou du moins très peu solides. Mais si c'est le cas, jamais les chocs ne seront assez durs pour que la raclure se forme. Et, de toute manière, pâteuses ou solides, il tombe sous le sens qu'elles empêcheront le mouvement. Leur circulation deviendra très rapidement impossible. Les particules cannelées elles-mêmes, une fois qu'elles auront glissé entre trois boules, en rencontreront d'autres, de tailles et de situations différentes, auxquelles leurs formes géométriques ne seront plus du tout adaptées. Descartes nous dira alors que des bouffées de raclure, formées de particules de tailles réduites et indéterminées, viendront combler les vides. Mais quoi? N'est-il pas clair que la circulation sera de plus en plus laborieuse (34), au point que tout se grippera et se bloquera définitivement.
 
 

Conclusion

On peut s'étonner que Descartes, mathématicien de génie, n'ait pas voulu apercevoir que les seuls glissements géométriquement possibles mettent en oeuvre des formes globalement simples : pavés parallélépipédiques, cylindres ou sphères concentriques, etc. Mais, contrairement à ce qu'il dit quand il prétend (re)construire le monde selon la seule raison, et aussi conformément à l'expérience commune qu'il ne dédaigne pas d'invoquer de temps à autres, son intuition physique ordinaire joue un plus grand rôle qu'on ne le croirait. Il est ici très semblable à Aristote, qui, remarquable logicien, ne dédaigna pas d'élaborer une physique conforme au bon sens. Chez Descartes, les images de liquides en mouvement où se déplacent des particules - images tout à fait concrètes (35) - sont très nombreuses. L'expérience commune en atteste l'existence. Ce sont ces intuitions qui ont fait le bonheur et le malheur de sa physique. Car, puisque de tels phénomènes existaient, les intégrer dans une science ne pouvait être que souhaitable; mais encore fallait-il y parvenir! Or la négation totale du vide et l'identification de la matière à l'étendue rendaient la chose impossible.

On s'en rend compte, juger de l'originalité et de la pertinence de la découverte du principe de l'inertie par Descartes n'est pas facile. Peu d'hommes semblent avoir influencé le caractère entier et exceptionnellement orgueilleux du philosophe. Mersenne n'était pas assez grand théoricien, Galilée est venu trop tard dans sa vie. Le hollandais Beeckman, en revanche, a bénéficié d'une position particulière, sans doute principalement due aux âges respectifs des deux savants : quand il fit sa connaissance à Bréda, Descartes, encore très jeune, avait beaucoup de choses à apprendre et Beeckman possédait l'autorité de l'aîné. Le Français doit ainsi beaucoup au Hollandais. Je voudrais dire quelques mots à ce sujet avant d'achever mon examen.

Certes Beeckman était atomiste, ce qui n'était pas le cas de Descartes. Mais il y a tout de même beaucoup de ressemblances entre leurs deux conceptions en ce qui concerne le mouvement en général et sa réalisation "cosmique" (36). Et souvent, le Hollandais fait preuve d'une intuition physique nettement supérieure à celle du Français. Ainsi en va-t-il, par exemple, des lois du choc. Beeckman s'est occupé de cette question dès la période de sa rencontre avec Descartes et il en a poursuivi l'étude jusqu'à l'automne 1634. Alors que presque toutes les lois de Descartes sont fausses, presque toutes celles de Beeckman sont justes (37). On connaît aussi l'échange de vues entre les deux savants à propos de la chute des corps. A cette occasion, Beeckman fit preuve d'une bonne intuition, mais témoigna sans doute aussi de ce que je me contenterai d'appeler, pour aller vite, une certaine "déficience calculatoire", en comparaison de Descartes du moins (et du reste aussi de Galilée) (38).

Comme celui de Descartes, l'espace de Beeckman est peuplé d'une matière subtile. Son l'écoulement explique à la fois la chute des graves, l'action de l'aimant, la condensation et la raréfaction des corps, et certains aspects du vide. (sur ce dernier point il y a évidemment divergence avec Descartes).

Avant Descartes, Beeckman "professe ouvertement" la conservation du mouvement (et aussi celle de la matière) dans l'ensemble de l'univers : Nihil aut motus aut substantiae perit in mundo, ou : Motus a Deo semel creatus non minus quam ipsa corporeitas in aeternum conservatur.

"De façon plus précise, ajoute Dugas, Beeckman se bornait, en 1611, à affirmer la conservation du mouvement circulaire, en invoquant la permanence des mouvements célestes [...]. Puis, en 1613-1614, il étend ce principe de conservation à tous les mouvements :

"Toute chose qui a été une fois mise en mouvement ne tend jamais vers le repos, sauf du fait d'un empêchement extérieur; et plus l'empêchement est faible, plus longtemps durera le mouvement." " (39)

Nous voilà au coeur de notre sujet. Cela est évidemment tout à fait cartésien. Cependant,
"ailleurs, Beeckman précise explicitement que la conservation du mouvement dans le vide s'applique indistinctement soit au mouvement circulaire, soit au mouvement rectiligne, et donne en exemple les mouvements diurne et annuel de la Terre." (Ibid.).
Pour la question de la découverte du principe de l'inertie, la "cause" est donc parfaitement "entendue". Beeckman a fortement orienté l'esprit de Descartes. Il lui a presque "soufflé" la réponse. Cependant, pour une fois, l'intuition du philosophe à été meilleure que celle de son ami (40). Force est de reconnaître que le premier savant qui a énoncé la loi de l'inertie et en a fait un principe mécanique est bien Descartes. A cet égard, il n'a pu que contribuer tout à fait positivement à la construction de la mécanique rationnelle. Même Galilée, qui "savait" la loi, ne l'a pas posée comme un principe, ni même formulée explicitement.

Cela dit, toutefois, si l'on examine les rapports conceptuels que le principe entretient avec le reste de la mécanique cartésienne, le jugement qu'on est amené à porter n'est plus du tout le même. Deux critiques, au moins, peuvent être adressées à Descartes.

La première porte sur l'idée même de démontrer un principe. Puisqu'il s'agit d'un énoncé qui doit participer à la fondation d'une science, il paraît illogique de vouloir en donner une preuve. Car celle-ci devra partir elle-même d'un ou plusieurs autres énoncés, qui apparaîtront dès lors comme les véritables principes, le "principe" qu'on a démontré n'étant plus qu'un théorème. En réalité, Descartes lui-même a fait cette remarque, de sorte qu'on pourrait l'accuser d'inconséquence quand il prétend fonder les deux lois qui constituent le principe de l'inertie sur le caractère conservateur de Dieu :

"Enfin, peut-être qu'on a eu moins bonne opinion de ce principe (41) à cause qu'on s'est imaginé que j'avais apporté les exemples de la poulie, du plan incliné et du levier, afin d'en mieux persuader la vérité, comme si elle eût été douteuse, ou bien que j'eusse si mal raisonné que de vouloir prouver un principe, qui doit de soi être si clair qu'il n'ait besoin d'aucune preuve, [...]"
Cette question pourrait nous conduire dans un débat épistémologique un peu complexe. Je préfère me contenter de dire qu'il s'agit presque d'une querelle de mots. En tant que la loi de l'inertie est la première vérité mécanique que Descartes tire du pouvoir conservateur de Dieu, qui est une vérité métaphysique, la démarche n'a rien d'illogique. Passant d'un genre à un autre, il est permis de nommer "principe" une vérité déduite.

La seconde critique qu'on peut adresser à Descartes est bien plus grave. Quand on pose un principe, c'est qu'il doit servir. Or l'usage que fait Descartes du principe de l'inertie reste limité. Il n'est pas nul (42), mais tout de même extrêmement restreint à côté de la fortune qu'il connaîtra dans la mécanique newtonienne. Cependant, le plus lourd reproche est que, le plus souvent, les déductions que fait le philosophe sont beaucoup trop vagues et compliquées pour qu'on puisse voir nettement quel rôle y joue précisément la loi d'inertie. Plus que d'un principe, on a le sentiment qu'il s'agit d'un énoncé, certes élémentaire et très important (car complètement opposé à la dynamique aristotélicienne), mais relativement isolé. A la même époque, qu'on pense par exemple à l'usage que fait Galilée de la loi d'accroissement des vitesses dans l'établissement théorique de la loi de chute : c'est la préfiguration des calculs mécaniques qui se développeront pendant les deux siècles suivants. Par contraste, la manière cartésienne de faire de la mécanique n'a rien de moderne. Elle évoque infailliblement celle d'Aristote.

Il est donc difficile de conclure par un "oui" dénué de toute réserve. Descartes a bien découvert le principe de l'inertie. Mais la preuve qu'il en a donnée, métaphysique, bien que très astucieuse, ne peut guère être inscrite à l'actif du développement de la science. Également, l'emploi qu'il en a fait est plutôt réduit et très peu rigoureux. En sorte qu'on est en droit de se demander ce qui reste de sa découverte. La réponse est simple : précisément, cette découverte elle-même, atteinte par un coup de génie. 


RÉFÉRENCES

Textes de Descartes

 

Sauf exception, ils sont indiqués dans l'édition d'Adam et Tannery (AT). La référence comporte le numéro du tome en chiffres romains (éventuellement complétée d'un second numéro en chiffre arabe, suivie du numéro de la page en chiffre arabe). Cette référence est précédée du titre de l'ouvrage (Monde, Principes, etc.), accompagné, si nécessaire, d'un numéro de paragraphe. Un renvoi à un texte des Principes de philosophie, par exemple, peut ainsi prendre la forme : Principes, II, parag. 52, AT, IX-2, 93.
 
 
 

Autres ouvrages

 

EG : Koyré Alexandre, Études galiléennes, Hermann, Paris, 1966.

EM : Duhem Pierre, L'évolution de la mécanique, Vrin, Paris, 1992 (première édition 1903).

LM : Jouguet Émile, Lectures de mécaniques, tomes I et II, Gauthier-Villars, Paris, 1924.

HM : Dugas René, Histoire de la mécanique, Dunod et Éd. du Griffon, Paris et Neuchâtel, 1950.

M XVII : Dugas René, La mécanique au XVIIe siècle, Dunod et Éd. du Griffon, Paris et Neuchâtel, 1954. 


NOTES

1. Ou reste au repos si tel est son état au moment considéré. Pour que le corps ne subisse l'action d'aucune force, il est nécessaire qu'il soit infiniment éloigné de tout autre. Le principe s'entend rapporté à un repère particulier, dit galiléen, dont celui qui est lié aux étoiles fixes donne une bonne approximation pour les calculs de mécanique céleste dans notre système solaire. En toute rigueur, cependant, il est impossible de définir un repère galiléen autrement que par le fait que le principe de l'inertie y est valable : c'est dire, dès l'abord, quelle difficulté essentielle rencontre la mécanique classique. Comme on le sait, cette difficulté n'est surmontée que par la Relativité générale. Sans aller jusque-là, on peut dire que la justification du principe de l'inertie, impossible par une expérience directe (puisque le mouvement d'un corps ponctuel isolé dans le vide ne peut pas être physiquement repéré), est donnée par le contrôle expérimental de toutes les conséquences mécaniques qui en résultent. A propos du temps et de l'espace absolus de la mécanique newtonienne (et donc à propos aussi des repères galiléens), Émile Jouguet disait fort justement : "A vrai dire, la physique théorique est fondée à introduire, comme intermédiaires de calculs, de pures inobservables. Sous un vêtement d'allure métaphysique, la thèse newtonienne renferme une profonde vérité physique; elle "proclame explicitement, pour le mécanicien, la nécessité de considérer des repères privilégiés dans le temps et dans l'espace et d'éviter ainsi une confusion qui se manifeste encore dans les idées de Descartes et de Huygens." " (Jouguet, LM, II, p. 11, cité par Dugas, HM, p. 196).

2. Méditation troisième, parag. 34.

3. Souligné par Descartes.

4. Cité par Dugas, M XVII, 197.

5. Ibid., 200.

6. "Nous avons vu Descartes, et le verrons encore à propos de Pascal, interroger l'expérience avec une grande curiosité, ce qu'il fait d'ailleurs dans bien d'autres domaines que la mécanique, encore qu'il ait rarement fait preuve de la constance qui caractérise le véritable expérimentateur". (Ibid.).

Dans le cas de la percussion (que je n'étudierai pas ici, car il faudrait lui consacrer toute une étude), Descartes invoque l'expérience et la repousse à la fois. "Je m'étonne de ce que vous n'ayez pas encore ouï qu'on peut mieux aplatir une balle de plomb avec un marteau, sur un coussin ou sur une enclume suspendue et qui peut céder au coup, que sur une enclume ferme et immobile; car c'est une expérience fort vulgaire. Et il y en a une infinité de semblables, dans les mécaniques, qui dépendent toutes du même fondement [...]" (lettre à Mersenne, 29 janvier 1640, citée par Dugas, M XVII, 159-160). Mais le dernier mot sur les lois du choc revient à la raison : "Et les démonstrations de tout ceci sont si certaines, qu'encore que l'expérience nous semblerait faire voir le contraire, nous serions néanmoins obligés d'ajouter plus de foi à notre raison qu'à nos sens." (Principes, II, parag. 52, AT, IX-2, 93).

7. "Mais vous me pourriez proposer ici une difficulté, qui est assez considérable : c'est à savoir, que les parties qui composent les corps liquides, ne peuvent pas, ce semble, se remuer incessamment, comme j'ai dit qu'elles font, si ce n'est qu'il se trouve de l'espace vide parmi elles, au moins dans les lieux d'où elles sortent à mesure qu'elles se remuent. A quoi j'aurais de la peine à répondre, si je n'avais reconnu, par diverses expériences, que tous les mouvements qui se font au Monde sont en quelque façon circulaires [...]" AT, XI, 19.

8. Le paragraphe se poursuit en ces termes : "Ainsi nous voyons tous les jours, lorsque quelque partie de cette matière est carrée, qu'elle demeure toujours carrée, s'il n'arrive rien d'ailleurs qui change sa figure; et que, si elle est en repos, elle ne commence point à se mouvoir de soi-même. Mais lorsqu'elle a commencé une fois de se mouvoir, nous n'avons aussi aucune raison de penser qu'elle doive jamais cesser de se mouvoir de même force, pendant qu'elle ne rencontre rien qui retarde ou qui arrête son mouvement."

9. Études Galiléennes, 334.

10. Ibid., 335.

11. Dugas, M XVII, 183.

12. C'est cette loi, on le sait, que Descartes utilise pour démontrer (faussement, mais non sans adresse) les lois de la réflexion et de la réfraction; et c'est elle qui contient cette erreur de la conservation de la quantité de mouvement scalaire et non de la quantité de mouvement vectorielle, comme il aurait fallu.

13. Ceci est confirmé par la correspondance. Un passage apparaît au moins deux fois, mots pour mots, dans ses lettres :

"Premièrement, je tiens qu'il y a une certaine quantité de mouvement en toute la matière créée, qui n'augmente, ni ne diminue jamais; et ainsi, que, lorsqu'un corps en fait mouvoir un autre, il perd autant de son mouvement qu'il lui en donne : comme, lorsqu'une pierre tombe d'un lieu haut contre terre, si elle ne retourne point, et qu'elle s'arrête, je conçois que cela vient de ce qu'elle ébranle cette terre, et ainsi lui transfert son mouvement; mais si ce qu'elle meut de terre contient mille fois plus de matière qu'elle, en lui transférant tout son mouvement, elle ne lui donne que la millième partie de sa vitesse. Et parce que, si deux corps inégaux reçoivent autant de mouvement l'un que l'autre, cette pareille quantité de mouvement ne donne pas tant de vitesse au plus grand qu'au plus petit, on peut dire en ce sens, que plus un corps contient de matière, plus il a d'inertie naturelle; à quoi on peut ajouter qu'un corps, qui est grand, peut mieux transférer son mouvement aux autres corps, qu'un petit, et qu'il peut moins être mu par eux. De façon qu'il y a une sorte d'inertie, qui dépend de la quantité de la matière, et une autre qui dépend de l'étendue de ses superficies." (lettre à M. de Beaune, 20 avril 1639, Pleïade, 1052 et lettre de 1648, sans doute adressée au marquis de Newcastle, Pleïade, 1299).
Le cas (vraisemblable) du petit corps qui transfert la "millième partie de sa vitesse" semble contredit par la quatrième règle du choc (fausse), énoncée dans les Principes (parag. 49), en laquelle Descartes affirme que le petit corps rejaillit sans mettre en mouvement le plus grand corps. Mais il est vrai que Descartes suppose dans cette règle que ce dernier corps ne se trouve environné d'aucun fluide qui contribuerait à l'ébranler. Pour le moins, l'auteur des Principes fait preuve ici d'un manque d'intuition mécanique évident.

14. Descartes dit ne rien entendre à la célèbre définition du mouvement selon Aristote, "l'entéléchie de ce qui est en puissance, en tant que telle". Assurément, il y met une certaine "mauvaise volonté". "Et moi, affirme-t-il péremptoirement, je ne connais aucun [mouvement] que celui qui est plus aisé à concevoir que les lignes des Géomètres : qui fait que les corps passent d'un lieu en un autre et occupent successivement tous les espaces qui sont entre-deux." (Le Monde, AT, XI, 39-40). Au reste, plus tard, à l'époque des Principes, cette définition ordinaire ne lui suffira plus; malheureusement, là encore, en fournissant des précisions, il n'améliorera pas les choses (cf. plus bas mon commentaire sur la relativité chez Descartes).

15. AT, XI, 44-45. C'est moi qui souligne.

16. "Cette considération est de telle importance, et servira en tant d'endroits ci-après, que nous devons la remarquer soigneusement ici; [...]" (Principes, II, parag. 39, AT, IX-2, 86) Cette importance tient à ce que la force centrifuge de la matière subtile explique les différentes pressions sur les corps : la pesanteur, les forces que subissent les comètes, etc.

17. On est tenté de rétorquer que les coordonnées polaires elles-mêmes sont moins simples que les coordonnées cartésiennes.

18. Études Galiléennes, 331. Koyré ajoute ici en note : "Cela est simple surtout pour Descartes : l'équation du cercle est d'un degré supérieur à celle de la droite." Il eût été préférable de faire figurer cette importante remarque dans le corps du texte. Au surplus, la suite est plutôt décevante : "[il est très facile de voir] que le cercle, comme toute courbe, est une droite que l'on a recourbée".

19. AT, XI, 46-47. La comparaison n'est pas si originale qu'on pourrait le croire. Les métaphores théologiques étaient en effet courantes à l'époque de notre philosophe. Il suffit de penser à Mersenne qui en émaille tous ses textes (ainsi en musique, l'unisson est comparé à Dieu, les autres consonances aux "bons" anges, les dissonances aux "mauvais". La désignation du triton comme diabolus in musica est un lieu commun).

20. "Beeckman se bornait, en 1611, à affirmer la conservation du mouvement circulaire, en invoquant la permanence des mouvements célestes [...]. Puis, en 1613-1614, il étend ce principe de conservation à tous les mouvements :

"Toute chose qui a été une fois mise en mouvement ne tend jamais vers le repos, sauf du fait d'un empêchement extérieur; et plus l'empêchement est faible, plus longtemps durera le mouvement." "
Je note que cela est tout à fait cartésien.

"Ailleurs, poursuit Dugas, Beeckman précise explicitement que la conservation du mouvement dans le vide s'applique indistinctement soit au mouvement circulaire, soit au mouvement rectiligne, et donne en exemple les mouvements diurne et annuel de la Terre." (Dugas, M XVII, 119).

21. Dugas, M XVII, 175.

22. Dugas, M XVII, 199.

23. Ibid., 183.

24. L'évolution de la mécanique, 16-17.

25. Lettre à Mersenne, 9 janvier 1639, AT, II, 482-483.

26. Principes, II, parag. 56, AT, IX-2, 95. B est le corps solide immergé dans le liquide D. Il peut aller à gauche vers C ou à droite vers F.

27. Lettre à Mersenne, 11 octobre 1638, AT, II, 385.

28. Lettre à Mersenne, 11 octobre 1638, AT, II, 399.

29. Dugas, M XVII, 179. C'est moi qui souligne.

30. Dugas, M XVII, 188.

31. Principes, III, parag. 90, AT, IX-2, 154.

32. Ibid., 156.

33. Principes, III, parag. 49, AT, IX-2, 127.

34. Et que la forme cannelée de certaines particules n'aura plus de raison d'être. Descartes a tout de même senti la difficulté. L'une de ses réponses est que presque tous les mouvements sont circulaires (cf. la note qui précède juste avant le paragraphe "Les règles du mouvement dans le Monde et dans les Principes". Mais il est clair qu'il suffit qu'il y ait seulement quelques mouvements qui ne soient pas circulaires, voire un seul, pour que l'univers cartésien entier "se grippe".

35. Qu'on pense à celle du baquet rempli de jus de raisin, dans la Dioptrique.

36. Pour une description résumée des conceptions de Beeckman, je renvoie à l'ouvrage de René Dugas, déjà amplement cité (Dugas, M XVII, 118 et suiv).

37. "La première note dont fait état ]le[ Journal [de Beeckman] (Bréda, 23 novembre - 25 décembre 1618 [...]) doit retenir particulièrement l'attention. Cornelis de Waard [...] a rapproché une à une les sept règles que donne ici Beeckman de celles que Descartes publiera en 1644 dans ses Principia philosophiae.

Les règles de Beeckman sont en correspondance très étroite avec celles de Descartes, avec cette différence essentielle que Beeckman suppose toujours que les deux corps qui se sont choqués vont ensemble après le choc d'une vitesse commune, c'est-à-dire traite exclusivement du choc inélastique, ou des corps que l'on appelle aujourd'hui parfaitement mous. Au contraire, Descartes déclare considérer des corps "parfaitement durs", qu'il traite en fait comme s'ils étaient tantôt doués, tantôt dénués d'élasticité. De fait, presque toutes les règles de Beeckman sont justes, tandis que presque toutes les règles de Descartes sont fausses (je souligne), et la supériorité de Beeckman est de demeurer dans la même voie qui sera suivie initialement par Wallis en 1668, c'est-à-dire la voie plus facilement accessible du choc inélastique." (Ibid., 120-121).

38. Beeckman avait posé le problème de la chute des corps à Descartes, tout en lui indiquant les principes de la solution. Koyré remarque : "Principes qui n'ont pas pour lui, comme pour Beeckman, une valeur de vérité; ce ne sont, pour Descartes, que des hypothèses; hypothèses que, d'ailleurs, il comprend imparfaitement. Cela ne l'empêche pas de résoudre le problème posé; et même d'en donner deux solutions différentes. Le pauvre Beeckman n'en demandait pas tant; il voulait savoir comment les pierres tombent. Descartes ne s'en contente pas, et lui explique comment elles pourraient tomber." Ironie un peu facile, mais qui illustre de manière frappante la différence d'esprit entre les deux savants.

39. Dugas, M XVII, 119.

40. Stephen Gaukroger voudrait que Descartes admette l'inertie des mouvements circulaires, tout autant que celle des mouvements droits : "The trouble is that while the third law as stated in chapter 7 would seem to establish the uniqueness of rectilinear motion as inertial motion, when he elaborates further on the law in chapter 13, he apparently counts a circular component in the motion of the stone as inertial as well." (Descartes, An Intellectual Biography, Clarendon Press, Oxford, 1995, p. 246) C'est une erreur, j'en suis persuadé. Le passage que je cite est suivi d'un raisonnement dans lequel l'auteur rappelle comment Descartes décompose le mouvement spontané tangentiel de la pierre d'une fronde en son mouvement réel sur le cercle et la pression radiale, la force centrifuge, qui la chasse hors de la fronde. Mais lisons ce qu'écrit Descartes, juste après, du reste, qu'il a rappelé que "la pierre qui tourne dans une fronde suivant le cercle AB, tend vers C [un point sur la tangente], lorsqu'elle est au point A, si on ne considère autre chose que son agitation toute seule" (on ne pourrait être plus net) :

"... imaginez-vous l'inclination qu'a cette pierre à se mouvoir d'A vers C, comme si elle était composée de deux autres, qui fussent, l'une de tourner suivant le cercle AB, et l'autre de monter tout droit suivant la ligne VXY;..." (Le Monde, AT, XI, 85).
Les termes sont clairs : il s'agit d'une décomposition virtuelle des mouvements, ce qu'atteste l'emploi du "comme si". Gaukroger ne la comprend cependant pas comme cela : "We have to imagine that the tendency to motion from A to C is not a primitive tendency but arises from two others: one along the circle AB and the other radially along the line DAE", d'où il conclut un peu plus loin : "Since the motion that carries it along the circle AB is in no way impeded by the sling, this suggests that the motion is being treated as inertial. In other words, as well as accepting rectilinear inertia, Descartes also seems to accept circular inertia." Et le paragraphe s'achève par la mention d'une référence censée faire taire toute contestation possible de cette interprétation : "And this is not an isolated oversight, for later, in a letter to Ciermans of 23 March 1638, he explicitly treats rotational motion as being unproblematically inertial." Or que dit Descartes dans cette lettre?
"Neque tamen ideo percipio rationem, cur particulae materiae coelestis D. vestrae non videantur aeque tenaces eius gyrationis ex qua colores oriuntur, quam ipsius motus directi, in quo lumen consistit; aeque enim unum atque alterum possumus assequi cogitatione..." (AT, II, 74)
Qu'aux yeux de Descartes des particules matérielles puissent aussi facilement tourner sur elles-mêmes que se propager en ligne droite, cela ne prouve en rien qu'il conçoive le mouvement circulaire comme un mouvement inertiel au même titre que la translation rectiligne uniforme. Certainement Descartes eût dit que cette rotation interne - ce spin a-t-on envie de dire - s'accompagnait de forces intérieures dans la particule. Que l'on dise que cette conception présente des difficultés, car la cohésion de la matière ne s'explique pour Descartes que par le repos, soit. Mais c'est une autre question, une autre critique, qui laisse intacte la découverte du principe de l'inertie par le savant-philosophe.

41. Il s'agit du principe des travaux virtuels. Le passage est extrait d'une lettre à Mersenne du 12 septembre 1638, AT, II, 358. C'est moi qui souligne.

42. On a vu ci-dessus deux emplois du principe par Descartes. Le premier est lorsqu'il déduit l'existence de la force centrifuge dans le mouvement d'une fronde; le second lorsqu'il étudie le mouvement d'un corps dans un fluide ("premier cas de mouvement non libre").